Résultats du recensement général de la population : y-a-t-il anguille sous roche ? "Il y a cependant des raisons sérieuses d’avoir des doutes sur certains aspects des résultats publiés"

Publié le 19 Juillet 2014

Résultats du recensement général de la population : y-a-t-il anguille sous roche ? "Il y a cependant des raisons sérieuses d’avoir des doutes sur certains aspects des résultats publiés"

Peu après son indépendance, la Guinée a réalisé un certain nombre de recensements administratifs pour les besoins politico-administratifs. Ces recensements réalisés en 1962, 1967, 1972 et 1977 servaient les causes du Parti-Etat d’alors. Ce n’est qu’en 1983 que la Guinée effectue pour la première fois un recensement général dans les règles de l’art. Le second recensement aurait dû se tenir en 1993, mais n’aura lieu qu’en 1996. Par la suite, la Guinée devrait organiser un recensement général chaque décennie. Le troisième recensement devait donc être organisé en 2006 pour respecter la période décennale, mais n’a pu avoir lieu à cause de l’instabilité politique relative aux évènements de 2006 et 2007 et la brouille entre le régime Conté et les bailleurs de fonds. Il fallait attendre l’avènement du régime Condé pour relancer l’initiative. Mais, le déficit de dialogue entre le pouvoir et l’opposition et le climat de méfiance qui s’est installé retardent le lancement du recensement. Ce n’est qu’en mars 2014, après la tenue des élections législatives, que le gouvernement arrive à boucler le financement de 7,9 millions de dollars US requis pour le recensement général. Le recensement avait pour mission de fournir aux décideurs les paramètres socio-économiques leur permettant d’orienter les ressources en faveur du développement. Le recensement ne se focalisait pas seulement sur le comptage du nombre de Guinéens, mais s’intéressait aussi au nombre d’étrangers, au nombre d’écoles, de dispensaires, de puits, de pistes rurales, etc. Malheureusement, les résultats ne font pas l’unanimité et risquent d’attiser la tension politique ambiante. Pour contribuer à éclairer la lanterne des uns et des autres nous analysons ci-dessous les processus de recensement général en Guinée.

Relents politiques du recensement de 2014 ?

Le recensement s’est passé sans problèmes majeurs, mais la récente publication des résultats a éveillé des soupçons qui risquent de fournir une autre occasion de levée d’armes entre le pouvoir et l’opposition. C’est vrai que la classe politique guinéenne a tendance à ramener tout débat à une dimension politico-électoraliste et à un jeu à somme nulle. Il y a cependant des raisons sérieuses d’avoir des doutes sur certains aspects des résultats publiés. Le gouvernement devrait tenir compte des objections soulevées et de revoir les résultats pour le moins inattendus ou au minimum expliquer les raisons des tendances nouvelles dans le profil démographique du pays. Ce qui étonne dans les résultats, c’est d’abord la montée fulgurante du taux de croissance de la population dans certaines zones administratives réputées être le vivier électoral du pouvoir en place et le recul des régions qui ne sont supposées favorables au régime actuel. Les résultats attribuent à la région de Kankan une augmentation de population de près d’un million d’âmes depuis le recensement de 1996, alors que la population de la région de Conakry, qui a toujours été le plus grand pôle économique et la plus grande agglomération démographique du pays, n’a augmenté que de quelques 600 000 âmes en 18 ans, en dépit de l’explosion démographique perceptible dans la capitale. L’autre surprise a trait au résultat global attribuant à la Guinée une population de moins de 11 millions d’habitants, contrairement aux projections les plus fiables utilisant la méthode mathématique de projections exponentielle basée sur les taux d’accroissement annuels inter censitaires de 1983 et 1996.

Le gouvernement fait bien d’essayer de dépolitiser la question, mais il faut aller au bout de la logique car un recensement supposé apolitique a mené curieusement à un résultat politiquement orienté. Après la publication des résultats, le porte-parole du gouvernement, Damantang Camara, avait essayé de rassurer en insistant que « les statistiques relatives à la population sont un outil de travail indispensable pour tout ce qui est planification, outil de développement et de coopération internationale. » Le ministre du Plan Sékou Traoré avait de son côté estimé que « ce projet sera une bonne base pour faire des projets fiables pour le développement économique de la Guinée. » Mais les résultats politiquement non neutres qui donnent la part belle aux fiefs acquis au pouvoir ont éveillé des soupçons qui amènent certains opposants à confondre le recensement général à un recensement des électeurs, ce qui est loin d’être le cas. Les premiers doutes sont émis par le patron de l’UFDG, Cellou Dalein Diallo qui fustige le processus de recensement en martelant : « S’il s’agissait d’un recensement général de la population, tous les citoyens devraient être recensés. Mais, ils en ont fait une opération d’exclusion, de discrimination des Guinéens en respectant les consignes donnés par le pouvoir en place…Ce recensement est fait contre les militants de l’UFDG…Ils sont des centaines de milliers de citoyens qu’on a refusé de recenser parce qu’ils appartiennent à l’opposition ou à une ethnie. Nous allons mettre en évidence ce recensement discriminatoire. » Le Bloc Liberal vient aussi d’émettre des doutes sur les résultats.

Le recensement avait été lancé sur l’étendue du territoire national le 1er mars 2014. Environ 9.000 agents recenseurs, 740 contrôleurs, et 2000 chefs d’équipe avaient été recrutés localement selon les critères établis par le ministère du Plan. Ces agents avaient bénéficié de la formation et de l’appui technique du FNUAP (fonds des Nations Unies pour la population). Vu le nombre requis de recenseurs et les per-diems intéressants que l’administration offrait, le processus de recrutement des recenseurs s’est vite transformé en campagne d’offre d’emploi à des militants fidèles, les permettant ainsi de gagner les per-diems de 350 000 FG (environ 50 USD) par jour à Conakry et 145.000 FG (environ 27 USD) par jour à l’intérieur. En effet, certains rapports de médias ont fait état d’interférence de l’administration pro-RPG dans le recrutement. Des allégations persistantes mettaient à l’index l’ancien gouverneur de Conakry, Sékou Resco Camara, l’accusant de substituer les listes des agents recenseurs retenus par d’autres listes privilégiant les jeunes militants du parti au pouvoir. Des anomalies similaires furent signalées à l’intérieur du pays. Ces allégations avaient fait le lit des doutes sur la neutralité politique du processus. Rien d’étonnant donc que certains Guinéens soupçonnent une main invisible qui est venue propulser le bastion du pouvoir au rang de première puissance démographique de la Guinée.

Si c’est vrai que l’opposition ne devrait pas politiser les résultats, il faut aussi reconnaitre que le doute est permis. Contre toute attente, la région de Conakry considérée hostile au régime perd son importance démographique, au même titre que les régions de la Moyenne Guinée acquises à l’opposition. Le recensement donne la part belle à la Haute Guinée, bastion du pouvoir, et à la région de N’Nzérékoré, qui est alliée du pouvoir et qui garde une population presque égale à celle de Conakry. La région de Kindia qui est un allié potentiel en Basse Côte concurrence aussi la suprématie démographique de Conakry. Tout ceci pourrait cacher des intentions électoralistes présentes ou futures. Il incombe donc au gouvernement de revoir et de corriger s’il y a lieu les anomalies statistiques qui ont entaché la crédibilité des résultats préliminaires du recensement général. Il s’agit surtout de mettre ces résultats du recensement en harmonie avec la réalité du terrain ou tout au moins de fournir des explications rationnelles et vérifiables sur les anomalies statistiques constatées.

Les sources de la controverse

Les résultats ont produit deux surprises : d’abord la progression de la population guinéenne est au-dessous des estimations les plus fiables, se situant à 10,6 millions alors que le chiffre plausible était entre 11 et 12 millions d’habitants. Ensuite, c’est la progression de population au sein des entités administratives qui consacre la région de Kankan comme la plus peuplée de la Guinée avec une addition de près de 1 million d’habitants depuis le recensement de 1996. Les distributions régionales de la population selon le nouveau recensement sont données ci-dessous :

· Région de Kankan : 1 986 329 habitants

· Région de Conakry : 1 667 864 habitants

· Région de N'zérékoré : 1 663 582 habitants

· Région de Kindia : 1 559 185 habitants

· Région de Boké : 1 081 445 habitants

· Région de Labé : 995 717 habitants

· Région de Faranah : 942 733 habitants

· Région de Mamou : 732 117 habitants.

A titre comparatif, le recensement général de 1996 avait permis à la région de Nzérékoré de surpasser la région de Conakry et de devenir la zone administrative la plus peuplée de la Guinée. Mais, le bouleversement de rang avait une explication simple : l’afflux des réfugiés de Sierra Leone et Liberia avait gonflé temporairement la population de la région. Ainsi, avec une population totale de 7 156 406 habitants en 1996, le poids démographique de chaque région administrative se présentait comme suit : Nzérékoré (18,8%), Conakry (15,3%), Kankan (14,1%), Kindia (13%), Labé (11,2%), Mamou (8,6%) et Faranah (8,4%). Cependant, le poids démographique par région naturelle donnait la Moyenne Guinée comme la plus peuplée de la Guinée (1 639 617 habitants), suivie de la Guinée Forestière (1 555 542 habitants), la Guinée Maritime (1 460 577 habitants) et enfin la Haute Guinée (1 407 734 habitants). Du point de vue de la densité, la Haute Guinée était la région la plus faiblement peuplée (densité de 14,2 habitants au kilomètre carré) et la Guinée Forestière avait la plus grande densité de population (33,8 habitants au kilomètre carré), exception faite de Conakry dont la densité était de 2428 habitants au kilomètre carré. La croissance de la population était plus forte en Guinée Forestière (4,1%) et en Guinée Maritime (3,6%) et plus basse en Moyenne Guinée (1,9%). Historiquement, le taux de croissance de la population de Haute Guinée et de Conakry se situait dans la moyenne de 3,1%.

Dans le passé, les gains et pertes de poids démographique durant la période inter censitaire sont occasionnés par des mouvements migratoires importants. Ainsi, la Moyenne Guinée perd graduellement son poids à cause de la tendance migratoire de sa population vers d’autres régions ou vers l’extérieur. Conakry, qui ne comptait que 38 500 personnes en 1950, a bénéficié de l’exode rural vers la ville pour atteindre 42 000 âmes en 1954. Près de 30 ans plus tard, la ville abritait 710 000 personnes (selon le recensement de 1983). En 1996, Conakry entrait dans la catégorie de villes de plus de 1 million de personnes et au dernier recensement de 2014 ce nombre est porte à 1,6 million. Ainsi, Conakry a mis plus de 30 ans pour ajouter 900,000 personnes à sa population. C’est l’exploit que la région de Kankan vient de réaliser en deux fois moins de temps sans avoir les atouts physiques, économiques et politiques de Conakry.

D’autre part, l’évolution démographique du pays depuis la période coloniale a démontré que les sources de haute croissance sont les agglomérations urbaines économiquement dynamiques. C’est le recensement de 1996 qui avait fait ressortir le dynamisme démographique des milieux urbains. En cette année, Conakry avait dépassé le cap de 1 million (population 1,1 million), grâce à la croissance rapide des quartiers périphériques, notamment Matoto et Ratoma. Pendant ce temps, les villes de Kindia, N’Zérékoré et Kankan atteignaient le cap de 100 000 habitants et le nombre d’agglomérations de plus de 30 000 habitants atteignait 18. L’exode rural aidant, la population urbaine de Guinée avait plus que doublé en 1996 et le taux d’urbanisation avait atteint 36%. Or, la Haute Guinée est la région la moins urbanisée du pays. Kankan est la seule grande Ville de la région, mais peine toujours à devenir un pôle économique capable de susciter des mouvements migratoires importants.

En plus des disparités régionales, il y a aussi la question du taux de croissance de la population. Historiquement, la population guinéenne a connu une croissance d’environ 3% par an. En 1950, la population était estimée à 3 millions. La décennie suivante, en 1960, la population a augmenté de 20% pour se situer à 3,6 millions. La décennie 1960-1970 s’est caractérisée par une croissance plus faible d’environ 16% qui tombera à 7% durant 1970-1980. C’est durant la décennie 1980-1990, à la faveur de l’ouverture du pays suite à la chute du régime Sékou Touré que la croissance de la population va grimper à 33% portant la Guinée autour de 6 millions d’habitants. De 1990 à 2000, le taux atteindra 45% pour porter la population autour de 9 millions. A l’orée de 2010, il était communément accepté que la population se situe à environ 11 millions sur la base d’une projection du taux de mortalité, du taux de fécondité (5,16 enfants par femmes) et d’un taux de croissance de 2,6% par an. Selon les projections, la population atteindrait 14,12 millions en 2025 et 20,7 millions en 2050. Le troisième recensement est venu démentir toutes ces projections en situant la population de la Guinée à 10 628 972 habitants en 2014 (dont 5 486 884 femmes et 5 142 088 hommes). Ceci indique soit une correction énorme qui mérite beaucoup plus d’explication ou une sous-estimation délibérée ou involontaire de la population.

Le mystère des résultats de la région de Kankan

La région de Kankan, située dans le nord-est et le centre-est de la Guinée, couvre une superficie de 72 145 kilomètres carrés pour une population d’environ 1 million d’habitant selon les données disponibles avant le troisième recensement général. La région compte cinq préfectures (Kankan, Kouroussa, Siguiri, Mandiana et Kérouané), 53 Communautés Rurales de Développement (12 à Kankan, 7 à Kérouané, 11 à Kouroussa, 11 à Mandiana et 12 à Siguiri), 46 quartiers et 453 districts. Historiquement, le poids démographique de la Haute Guinée est resté constant, oscillant légèrement entre 19,7 et 19,8% de la population guinéenne dans les recensements de 1983 et de 1996. Durant cette période, la Moyenne Guinée a retenu le poids démographique le plus élevé (entre 23% et 27%) suivi de près par la Guinée Forestière (22%) et la Basse Guinée (20%). En ce qui concerne la région de Kankan, sa population a cru de 640 432 habitants en 1983 à 1 011 644 en 1996, soit une augmentation de 371,212 âmes en 13 ans. Mais, de 1996 à 2014, soit 18 ans, la région de Kankan a ajouté 974 685 personnes (96,34%) sans évènement démographique majeur. Du coup, Kankan a doublé sa population (qui passe de 1 million d’habitants à presque 2 millions d’habitants), éclipsant les gains démographiques de toutes les autres régions et sans raison démographique apparente. A titre comparatif, les additions dans les régions connues pour leur forte croissance démographique sont : 314 795 âmes (soit 23%) pour N’Zerekore ; 574 928 âmes (52%) pour Conakry ; 630 873 âmes (68%) pour Kindia ; et 321 326 âmes (42%) pour Boké.

Le résultat du recensement de Kankan aurait pu être compréhensible s’il s’accompagnait d’une note explicative du changement démographique majeur qui occasionne une croissance au-dessus du taux naturel de la Région. Cette note devrait expliquer pourquoi et comment la zone au poids démographique le plus bas de toutes les régions naturelles de la Guinée (en dehors de Conakry) selon les deux recensements précédents ait pu devenir entre deux périodes de recensement la premier puissance démographique du pays. Dans sa rhétorique du mercredi 16 juillet relayée par Guinéenews©, le directeur technique du recensement, Mamadou Bandjan Diallo tentait en vain de défendre le peuplement de Kankan par rapport aux autres régions en ces termes : "Ce n'est pas obligatoire que la population de la capitale soit supérieure aux populations des autres entités administratives. Je voudrais que vous regardiez au niveau de chaque sous-préfecture, l'effectif de la population et vous vous intéressés aux activités qui y sont menées. Dans un premier temps, on n'a pas d’explications pourquoi il y a le gonflement mais nous pensons que les activités minières qui y sont pratiquées dans l'ensemble des cinq préfectures qui composent la région de Kankan, y sont pour quelque chose".

En effet, quand en 1996 la région de Nzérékoré s’est vu propulser à la place de première puissance démographique du pays, les recenseurs avaient précisé que cela était dû à une situation conjoncturelle, notamment l’influx des refugies de la guerre civile en Sierra Leone et au Liberia ; quand Kamsar est passé d’un village inconnu à une grande agglomération urbaine dans Boké, cela était dû aux activités de la CBG. L’accroissement de la population en Basse Guinée était dû aux projets agricoles, industriels, hydro-électriques et miniers dans la région. Mais la croissance vertigineuse de la population dans la région de Kankan n’a aucune explication plausible similaire.

D’habitude, les gains et pertes de croissance démographique régionale s’expliquent par des facteurs divers. D’abord, il y a le changement du niveau d’activité économique. Les villes les plus urbanisées et industrialisée constituent de grands centres d’activité économique et connaissance normalement une forte croissance démographique puisqu’elles attirent des personnes de tous les coins du pays ainsi que des étrangers. Conakry est l’exemple typique de ce cas avec sa position de capitale politique et économique du pays. Il n’y a pas une ville guinéenne aussi économiquement forte que Conakry et il n’y pas eu de bouleversement économique récent qui fait de la région de Kankan un pôle d’attraction pour le reste des Guinéens et les étrangers. Donc, le dynamisme économique ne pourrait expliquer la propulsion de Kankan au rang de première puissance démographique du pays.

L’autre explication pourrait être les flux migratoires temporaires ou de longue durée. Par exemple, les villes frontalières du pays avaient connu une croissance importante de la population durant les années 1990 suite à l’afflux de migrants, notamment les réfugiés de Sierra Leone et Liberia. A la faveur de ce flux, Guéckédou était devenue la 5ème ville du pays en 1996. Le retour des « diaspos » après la mort de Sékou Touré a augmenté les populations urbaines. Il y aussi les flux temporaires, tels que la ruée vers l’or et de diamant dans les sites d’orpaillage et exploitations artisanales de diamant en Haute Guinée. En haute saison, un site peut attirer des dizaines de milliers de personnes venues d’autres coins de la Guinée et de pays voisins. Ces petits mineurs et orpailleurs itinérants sont des éléments flottants qui sont sans papiers, sans domicile fixe et souvent en situation irrégulière par rapport à la loi en vigueur. Les défenseurs des anomalies statistiques du recensement essayent de justifier le grossissement des chiffres du recensement dans la région de Kankan par les flux migratoires occasionnes par l’exploitation artisanale de l’or et du diamant, mais cet argument ne tient pas.

L’activité minière moderne pourrait aussi influencer l’évolution démographique d’une région et en faire un pôle d’attraction des migrants économiques. Mais, les activités d’exploitation industrielle de l’or dans la région sont des opérations de très faible échelle qui n’ont pas l’envergure de la bauxite qui a fait de Kamsar, qui n’était qu’un petit village au recensement de 1983, la sixième agglomération du pays au recensement de 1996.

Enfin, les changements de taux de fécondité pourraient être un facteur, mais il n’est pas possible que ce taux change radicalement au point de doubler la population d’une contrée dans l’espace d’une décennie. Rien donc ne prédispose la région de Kankan à une évolution démographique au delà de la croissance naturelle. C’est la région la moins densément peuplée de toute la Guinée (14 habitants au kilomètre carré comparée à la moyenne de 29 habitants au kilomètre carré pour toute la Guinée) et les opportunités économiques y sont étroites, menant à une pauvreté généralisée. En effet, de nombreuses enquêtes de pauvreté réalisées depuis 1995 ont classé les préfectures de la Haute Guinée comme les plus pauvres de la Guinée. Dans la région de Kankan, la proportion de pauvres est parmi les plus élevés de la Guinée (42,6% en milieu rural et 29,6% en milieu urbain). A part Kankan où le degré de pauvreté est relativement faible, les autres préfectures de la région de Kankan sont très pauvres (le degré de pauvreté est moyen à Siguiri et Kouroussa, accentué à Kérouané et dominant à Mandiana). D’autre part, la région est faiblement urbanisée. La ville Kankan a toujours été la deuxième Ville du pays, mais fait figure de bourgade figée dans le temps. La ville n’a pas connu l’évolution urbaine des deuxièmes villes africaines comme Thiès et Touba au Sénégal, Sikasso au Mali, Yamoussoukro et Bouaké en Côte d’Ivoire, Bong au Liberia, et Bo en Sierra Leone.

Leçons à tirer des recensements passés

La publication des premières enquêtes démographiques de la Guinée remonte à l’ère coloniale en 1954-55. L’administration coloniale s’était contentée d’un sondage au 1/20ème pour estimer la population de la colonie, qui se situait à environ 3 millions d’âmes. Cette estimation avait été la référence jusqu’en 1983 quand le régime de Sékou Touré effectue le premier recensement général du pays. Mais les résultats sont baisés. A Conakry, les pères de famille surestimaient la taille de leur foyer pour recevoir moins de « ravitaillement », alors qu’à l’intérieur, il était courant de sous-estimer la taille afin d’éviter les taxes « tour-tour ». Sous le régime Conté, deux enquêtes de démographie et de santé avaient été réalisées en 1992 puis en 1999, alors que le deuxième recensement général de la population est lancé en 1996. Ces enquêtes ont relevé l’augmentation rapide de la population (plus de 3% par an), les mouvements migratoires vers Conakry et les villes moyennes, ainsi que les dynamiques régionales particulières aux quatre régions naturelles.

Selon le deuxième recensement de 1996, la population de Guinée s’élevait à 7 156 000 habitants repartis inégalement sur le territoire national. Si la densité moyenne de la population était élevée (en moyenne 29 habitants au kilomètre carré), il y avait aussi de vastes superficies qui restaient inoccupées. Le Foutah Djallon était parmi les zones à plus forte densité, dépassant parfois 100 habitants au kilomètre carré, mais souffrait aussi de l’émigration, surtout des jeunes. Par contre, la Haute Guinée comportait de vastes zones où la densité tombait à moins de 5 habitants/km2. Même les grandes villes de la Haute Guinée se caractérisaient par une faible densité (Kouroussa, 10 habitants/km2 ; Faranah, 11 ; Kankan et Mandiana 14). Une faiblesse majeure des recensements en Guinée est la difficulté de prendre en compte les flux migratoires temporaires. Par exemple, la Haute Guinée bénéficie de l’émigration temporaire due à l’orpaillage ; le Foutah à cause de la transhumance des éleveurs ; la Forêt à cause des champs éloignés pour l’agriculture. Souvent, les recensements ne font pas de différence entre la population de droit et la population de fait, entre la population fixe et celle flottante. Il y a aussi la difficulté de repérer physiquement les personnes. A part Conakry qui a une grande proportion de personnes salariées et donc facile à repérer dans un recensement, la majeure partie de la population guinéenne obéit à l’emploi du temps dicté par les nécessités de l’occupation principale qu’est l’agriculture. Dans les préfectures, au moins 80% de la population active est dans l’agriculture. Même dans les villes de l’intérieur, 10 à 20% de la population sont des agriculteurs. Les champs étant éloignés des habitations, il est très difficile de recenser tout le monde. En fin, il y a la confiance entre le recensé et le recenseur, surtout quand ce dernier est perçu comme un représentant du pouvoir central.

Conclusion

Le gouvernement a expliqué que le recensement est un outil apolitique de planification à long terme du développement et devrait œuvrer qu’il en soit ainsi dans les paroles et dans les faits. Il n’y a pas de place pour le calcul politique habituel dans un recensement à but non électoral. Les résultats doivent refléter les tendances démographiques réelles des régions sur le long terme. L’opposition doit résister la tentation de faire du recensement un autre casus belli avec le pouvoir. A son tour, le régime de Conakry doit résister à la tentation de faire valider des anomalies statistiques à des fins politiques. Cela donnerait raison à ceux qui pensent qu’il y a anguille sous roche dans les résultats publiés. Et ils n’auront pas tout à fait tort.

Le seul grand changement de la situation de Kankan depuis 1996 a été de nature politique. La ville a basculé dans la mouvance suite à l’élection d’Alpha Condé, époux de Hadja Djené Kaba de Kankan. C’est dans cette région que le pouvoir gagne invariablement avec des scores « soviétiques ». La région fut surreprésentée dans les listes électorales et enregistre invariablement les taux de participation les plus élevés de la Guinée (souvent au delà de 90% et jusqu’à 97% à Mandiana lors des dernières législatives).

Le fait de donner à Kankan la part du lion dans le recensement général pourrait cacher des intentions politiques. Au delà des considérations électoralistes, le recensement général a une incidence économique importante pour une région. Comme Anthony Oheming Bohama, coordinateur du Système des Nations-Unies en Guinée l’a souligné : « Il ne s'agit de la politique. Il s'agit de compter les populations pour permettre aux investisseurs d'avoir des données fiables…On aimerait connaître où se trouvent les populations pour faire les écoles, les hôpitaux et les routes. » Donc, gonfler les données démographiques d’une région équivaut à lui donner un avantage indu sur les autres dans les allocations des ressource maigres du développement. C’est la une polémique et une forme de division que le gouvernement ferait mieux d’éviter en cette période sensible.

Sources consultées :

1. Direction Nationale de Statistique : Résultats Provisoires du Troisième Recensement Général de la Population et de l’Habitation. Conakry, juillet 2014.

2. Jean-Etienne Bidou et Julien Gbéré Toure, « La population de la Guinée – dynamiques spatiales », Les Cahiers d’Outre-Mer, 217 | 2002, 9-30.

3. AfricaPolis : Dynamiques d’urbanisation 1950-2020 – Approche géostatistique : Fiches documentaires par Pays. Agence française de développement.

4. Ministère de l’Economie et des Finances : Stratégie de Réduction de la Pauvreté ; Région Administrative de Kankan. Octobre 2006.

5. Mamadou Cherif Bah : Etat de la Population – Secrétariat d’Etat au Plan, Direction Nationale de la Statistique, Recensement General de la Population et de l’Habitation de 1996, Conakry 2000.

6. Mohamed Lamine Keita : Perspectives Démographiques de la Guinée, – Secrétariat d’Etat au Plan, Direction Nationale de la Statistique, Recensement General de la Population et de l’Habitation de 1996, Conakry 2000.

Une enquête réalisée par l’équipe de rédaction de Guinéenews©